Je travaillais à Disneyland Paris pour l'été. Fraîchement diplômé d'un BTS tourisme dont j'avais en tête de détourner le sens pour devenir moi-même touriste, j'avais accepté ce véritable boulot de merde – qui consistait parfois à ramasser celle des chevaux de la parade mais surtout à arpenter une salle de jeux vidéo huit heures par jour – dans le seul but de me payer, à la fin de mon contrat, des billets d'avion et voyager jusqu'à épuisement des finances. Il me fallait au moins une motivation comme celle-ci pour endurer chaque jour pendant presque cinq mois des hordes de touristes en surpoids cons comme des valises sans poignées et des managers dont il me fatigue même d'écrire combien la stupidité et l'ignorance se lisaient sur leur visage.
Pour tenir le coup, j'avais mis en place un protocole de survie quotidien très précis, un mélange assez équilibré de sport et de cigarettes qui font rire, réussissant même, pendant la quinzaine olympique d'Atlanta, à faire cohabiter les deux. Je me souviens par exemple avoir, à travers quelque volute d'herbe folle, encouragé assez virilement, au point de réveiller en pleine nuit mes flasques voisins, les sprints victorieux de Marie-José Pérec ou les ippons de ce replet benêt de David Douillet. Après une bonne nuit de sommeil et un long footing revigorant, je partais au boulot en début d'après-midi, cheveux au vent dans ma Fiat, le "1979" des Smashing à fond et en boucle, un joint à portée de main pour affronter les huit prochaines heures, arriver bien stone au boulot et ne rien sentir. Le rituel se répétait à la fin de ma journée de travail, sur la route du retour, en général vers deux heures du matin, dans la douceur de la nuit d'été et le voluptueux plaisir que constituent trente kilomètres d'autoroute déserte en plein mois d'aout, à 23 ans – il y a 23 ans – après deux années à se morfondre dans une école de tourisme.
Sorti en 1995, soit un an avant la sanction de mon diplôme, l'album Mellon Collie and the infinite sadness se retrouvait à peu près partout. A commencer par mes collègues de toutes nationalités de chez Mickey, mes connaissances d'alors avaient chacune sur leur étagère un exemplaire de ce carton planétaire, dont le dessin de la pochette semblait tout droit sorti d'une chambre d'enfant.
On disait des Smashing Pumpkins qu'ils faisaient partie de la scène alternative, j'avoue que je n'ai jamais adhéré à cet adjectif, alternatif, pour désigner un mouvement musical, mais il faut convenir que l'appellation collait assez bien au quotidien de ceux qui, comme moi, n'en voulait pas. L'alternative est par définition une solution de remplacement et, sur une route insipide qui mène droit à un job au Club Med ou à Nouvelles Frontières, on ne crache pas sur le gage d'espoir que l'itinéraire bis porte en lui.
Dans les années 1990, l'alternatif ratissait large et faisait entrer dans son tiroir les labels indépendants et les groupes dont le succès était au départ limité à une niche, des punks à chien aux punks tout court. Mais l'épithète était si bien choisi qu'en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, le terme s'est subitement retrouvé sur toutes les bouches et dans toutes les platines. Disons que ça a créé un flou. On ne savait plus très bien ce qu'on écoutait et à quelle chapelle on appartenait. Mais ceux qui ont découvert que la curiosité musicale existait se surprenaient à aimer des groupes dont ils n'avaient jamais entendu parler, des groupes qui tenaient debout et ne passaient pas sur les grandes ondes et c'était tant mieux. Je crois que les cadres sup adoraient dire qu'ils écoutaient de l'alternatif et tant mieux aussi s'ils s'y intéressaient vraiment. J'imagine que pas mal de diplômés de BTS engoncés dans leur costume H&M en soldes, au contact du rayon alternatif du Virgin Megastore des Champs-Elysées, à la fin de la première semaine de leur premier emploi, se sont sentis pousser des jeans troués, des chemises à carreaux ou des envies d'allers simples pour l'autre bout du monde, Seattle en tête. J'imagine un peu moins qu'ils ne soient jamais revenus le lundi matin au bureau mais quand même, l'alternatif, aujourd'hui un peu tombé en désuétude, a dû avoir sur pas mal d'entre eux des effets positifs.
Vingt-trois ans plus tard, je prends garde de ne jamais porter de costume mais j'éprouve toujours à l'écoute de "1979" le sentiment qui m'animait au sortir des mes études "sérieuses" : une étrange étrangeté, quelque chose qui n'existe qu'une seule fois dans une vie, de la même manière que cette chanson n'existera qu'une seule fois dans l'histoire de la musique. "1979" est à la fois non reproductible, incompréhensible – inchantable a cappella – et pourtant d'une évidence dépassant le génie, un hymne à la jeunesse, célébrant un passé antérieur au nôtre mais qui résonne pour quiconque a cessé un jour d'avoir vingt ans et s'est maladroitement empressé de vouloir ressembler à un adulte.
Il faudrait être musicien pour en expliquer la recette, ce n'est pas mon rayon, mais je vais quand même tenter de faire au mieux. Le titre débute avec une rythmique assourdie qui ressemble de très près à l'entame de la version EP de "No cars go" d'Arcade Fire, sorti treize ans plus tard ; autre hymne, autre jeunesse, mais les deux se complètent étonnamment bien et si c'est un hommage de la part des Canadiens, bien vu les gars. Ensuite, il y a ce riff de guitare étouffé et conclu par un sample vocal en écho qui fait penser à un appel – ou un souffle de plaisir – vite transcendé par la voix de Billy Corgan, nasale au royaume des nasales, de Tom Petty à Dylan, en passant par Brian Molko, mais avec en prime cette raucité nostalgique qui colle parfaitement au thème un brin douloureux de la jeunesse révolue. Le refrain arrive sans prévenir, il ressemble à la grosse montée d'hormones qui suit tous les premiers baisers et c'est vrai: cette chanson est un désir. Tout y va très vite, elle semble délaisser l'intellect pour l'instinct primaire, elle passe aussi vite que les années d'adolescence ou qu'une première fois, sondant sans limite la carte des sens, c'est une peau dont on vient de découvrir les fonctions les plus enivrantes, le territoire des émotions érotiques primitives explorées à la vitesse d'un jean qu'on baisse ou d'un chemisier qu'on déboutonne, il n'y figure aucun instant de vide, de pensées parasites, le break est orgasmique, un dernier couplet tronqué achève le titre. Résultat : "1979" est une méditation de pleine conscience avant l'heure et se termine comme elle a commencé, par ce léger dévers de percussions sourdes et lointaines, un dernier souffle de plaisir avant de rouvrir les yeux sur un été et une jeunesse que l'on croyait éternels.
Il m'est arrivé de nombreuses fois de ne pas comprendre les paroles d'une chanson et de pourtant avoir l'intime conviction qu'elles racontaient exactement ce que l'interprétation me laissait supposer. J'ai pour idée que les grandes chansons sont de cette trempe : à leur écoute, le cerveau compense par l'instinct ce qu'il ne comprend pas de façon rationnelle. Ce fut le cas avec "1979". A part le titre – cette année en plein coeur de la parenthèse enchantée et du sexe à moindre angoisse existentielle – et le "cool kids" du début, franchement, je n'entravais pas grand-chose au propos mais quand on y regarde de plus près, la clarté pressentie à l'écoute se dessine. Le texte de Billy Corgan, au parfum d'un teen-movie entre Larry Clark et le Paranoid Park de Gus Van Sant, relate les années d'adolescence de gosses de banlieue et bien sûr, ce genre d'espace-temps me parle tout particulièrement. Avec ma bande de cool kids, j'ai passé mes étés d'ado sur un skate et j'en garde une affection sans borne pour cette sensation de chaleur irréelle s'élevant du ciment brûlant des parkings vides de supermarchés, floutant de leur réfraction l'âge adulte encore lointain, son costume, son bureau, ses horaires à la con, ses factures et autres désagréments dans le même genre. Ne pas vouloir rester à une place qui nous semblait assignée à l'avance était notre mantra et l'on apprend avec "1979" qu'il existe en anglais de la rue une expression, zipper blues, caractéristique de cet état, légèrement dépressif, qui consiste à ne jamais complètement se satisfaire d'un fait ou d'un lieu établis.
"And I don't even care to shake these zipper blues And we don't know just where our bones will rest To dust I guess Forgotten and absorbed into the earth below..."
Dans les bulles de rébellion qui explosent quotidiennement sous la tête d'un ado, l'avenir et la mort ne sont qu'un vague bruit de fond et "nous étions certains que jamais nous ne verrions une fin à tout cela". Tout cela ? La jeunesse, l'innocence, la spontanéité, la pureté, la légèreté, qu'importe le terme, mais en tout cas quelque chose de loin, très loin de la "ville-morphine" qui suce les neurones pour faire de nos vies celles de zombies au destin tout tracé, ressemblant en tous points à celui du voisin.
Si tel n'est pas votre cas, je vous demanderais juste de reprendre une dose massive de "1979" au cas où. On ne sait jamais. Je vous demanderais juste de continuer à ne jamais vous excuser de vos penchants pour votre idée personnelle de la liberté. Pour votre addiction à l'idéal. Pour les insomnies que ces désirs provoquent. Pour la nuit avancée et vos heures de sommeil dont on vous dit qu'elles sont de meilleure qualité avant minuit. Pour le sens contraire des aiguilles de la montre que vous ne portez pas. Pour le temps passé à ne pas vous projeter dans un futur auquel vous n'appartenez pas, pour le temps passé à vous souvenir de l'ado que vous étiez, quand chaque geste était une expérience unique, pour le temps passé à fermer les yeux et ressentir sur votre visage la chaleur de millions d'étés, d'hectares de parkings déserts, brûlés de soleil, la chaleur de ces espaces sans limites sur lesquels vous glissiez, sans que personne ne vienne vous dire quoi penser. Pour ce zipper blues qui est né avec nous et dont nous sommes les représentants les plus emblématiques. Symptomatiques. Oubliez le produit national brut et le pouvoir d'achat, ne vous emmerdez pas avec ce qui vous mène droit chez Ikea. Délaissez le cortical, restez reptilien au possible. D'ailleurs, dans la mesure de vos moyens, baisez un bon coup, baissez un jean, déboutonnez un chemisier, les gens baisent de moins en moins, s'il y a une moyenne nationale à remonter, c'est bien celle-là. Avant de rouvrir les yeux, laissez vous bercer par ce léger dévers de percussions pas si sourdes ni si lointaines qui bat dans vos veines. Vous trouverez peut-être, comme Billy Corgan à la fin de sa chanson, "qu'il n'y a plus personne autour", mais c'est justement là, à cet endroit précis, seul au milieu de morphine city et de ses zombies, que vous vous reconnaîtrez dans le rétroviseur ; là où – sur les modèles nord-américains – il est gravé cette inestimable vérité que la philosophie cherche depuis des millénaires sans jamais la trouver : "objects in mirror are closer than they appear".
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V.G. / 2019
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