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Photo du rédacteurV.G.

Lettre d'un facho à M. Mouton-Ducon

Dernière mise à jour : 12 sept. 2021



Cher M. Mouton-Ducon,


Tu ne me connais pas mais on s’est croisés hier, en fin d’après-midi. J’avais profité d’une pluie battante pour sortir faire mon footing. Cette météo pourrie, m’étais-je laissé dire, aura vidé les quais et me permettra de suer tranquillement sans te croiser. Encore une fois, c’était raté. Je longeais les quais et je t’ai vu. Ta silhouette grise, tes cheveux gris, ton parapluie. La soixantaine ou tout comme. Cinquante mètres avant que j’arrive à ta hauteur, tu m’as regardé et tu t’es figé, droit comme un i, la bouche crispée. Tu avais l’air d’un enfant de cinq ans terrorisé par un molosse salivant, tous crocs dehors. Dans mon champ de vision, je me suis un temps demandé pourquoi tu restais là, sur ton bout de trottoir, les pieds joints, avec la tête d’un lapin dans les phares d’une voiture. Je t’ai dépassé, on s’est regardés et j’ai compris que j’étais la seule cause de ton immobilité. Que tu ne respirais plus à cause de ma présence et des aérosols que je laissais en suspend derrière moi. Tu attendais que je passe. C’est moi qui t’ai traité de débile. J’espère que tu m'as entendu. Je t'appelle Mouton-Ducon comme un hommage à la beauferie de mon pays – de mon union européenne – de merde. Tu es le nouveau Dupont-Lajoie. Prêt à cafter, à appeler la police parce que des mômes jouent au foot en bas de chez toi.

Je te croise régulièrement depuis quelque temps, plus précisément depuis le début du confinement. Je suis sportif, tu vois qui je suis, maintenant ? Je suis celui que tu considères comme irresponsable, celui qui dissémine le virus à tout-va. Le bouc-émissaire. Celui que tu détestes voir prendre soin de lui et du plaisir au lieu de se morfondre comme tout le monde à l’idée que des gens meurent. A l'heure où je t’écris cette lettre, le Covid-19, a fait 250 000 victimes dans le monde. Ouais, OK. La plupart avaient déjà de sérieux problèmes de santé – diabète, maladies cardiaques, cancer – mais ça, les médias n'en ont pas trop parlé. Dois-je en outre te rappeler que le crabe et les maladies cardio-vasculaires font, bon an, mal an, environ 25 millions de morts ? Je ne sais pas.

Je ne sais pas, parce que, depuis le début du confinement, j’ai bien compris que tu faisais partie de la majorité nourrie aux chaines d’informations et que ça te mettait dans le panier des moutons de la distanciation sociale. En quelques heures, juste après l'annonce du confinement, toi qui pues un peu de la gueule à force de bouffer des plats surgelés parce que tu es incapable de cuisiner, tu es devenu un de ces idiots utiles à l’amateurisme des gouvernements. Tu n’as pas eu une seconde le sentiment de subir l’écran de fumée composé de gestes barrières et d’attestations qu’ils te vendent parce qu’ils n’ont que ça à vendre et parce que tu es toi-même devenu cet écran de fumée. Tu es à leur image. Tu es trop con. Limité mentalement. Du coup, très vite, tu es aussi devenu l’apprenti dictateur de ton quartier. De ton immeuble. De ton palier. Tu es devenu un mouton. Et tu es con comme un mouton. Et moi je suis irresponsable parce que je fais du sport. Inutile de le nier, je le lis dans tes yeux à chaque fois que je te dépasse. Ta connerie se résume à des hashtags. Pour le bien de tous. Ensemble à la maison. Sauvez des vies, restez chez vous – ce dernier faisant donc de moi un meurtrier. J'en ai un autre, spécialement à ton attention : je suis une truffe et j'aime ça.

Mais dans les faits, ta connerie remonte à bien plus loin. Ta connerie avait un terreau fertile. Tu es issu de la génération qui a trouvé du boulot sans presque lever le petit doigt et tu es fier d’avoir eu le même employeur pendant quarante ans. Tu es passé entre les mailles du filet des restructurations, des plans de licenciements. Tout le monde n’a pas eu cette chance. C'est le cas de G., le père d'un ami. Quinze ans de chômage. Il était déjà trop "vieux" pour qu'on fasse appel à son expérience. Alors il a profité du temps libre qu'on lui avait imposé pour se mettre au sport. Aujourd'hui, à 68 ans, il s'envoie encore le Ventoux en deux heures trente. Autant dire que lui aussi t'emmerde.

Toi, tu as bien joué le jeu. Ce n'est pas que tu aies eu de la chance, non, tu ne présenterais pas les choses comme ça. Non : tu as bien travaillé, dis-tu.

Quarante ans après ton service militaire, tu en dis encore du bien. Tu as pu rencontrer toutes les couches de la population – auxquelles tu ne te mêlerais aujourd'hui pour rien au monde. Ces douze mois en kaki t'ont surtout permis d’apprendre à fumer et à récurer des chiottes. Après, sans diplôme, tu as tout de suite trouvé un emploi et tu t’es empressé de vendre de la merde pendant quarante ans. Des lessives pleines de phosphates, des médicaments à effets secondaires écrits en tout petit dans la notice. Tu as fait le dos rond devant tes supérieurs, tu n’as jamais ouvert ta gueule. Un bon petit soldat, sans couilles et sans couteau.

Tu n’as pas eu le temps de beaucoup lire, à part Jacques Attali – tu l’aimes bien Jacques Attali. Il est sympa. Comme Alain Minc et tous ces suceurs de boule du pouvoir.

Tu n’allais pas au théâtre : c’était trop cher. Tu préférais t’acheter une BM ou un bateau – à moteur. Après, ça a été la Harley – un dernier relent de jeunesse, ta dernière illusion de liberté. Pour ton anniv, tu t'offrirais bien un bon 4X4 Mercedes. C’est polluant mais ça sert à quoi, les arbres, hein ? Ils nous font chier, avec le réchauffement climatique.

Tu t’es marié, tu as fait des mômes. Aujourd’hui, tu es souvent divorcé et tes enfants ne te parlent plus ou peu. Certains ont eu des problèmes de drogues, d’anorexie, ils ont subi le chômage.

Ton cholestérol ? Tes triglycérides ? Ah non, c’est pas pareil, il ne faut pas tout mélanger. Le whisky, c’est légal. Les cotes de bœuf, aussi. Le sel, le sucre, pareil. C’est pas le manque de sport non plus : tu as un peu joué au tennis quand tu étais jeune. Et puis, l’été, tu nages cinquante mètres par jour, pendant tes vacances à la Grande-Motte. Je pense que tu as raison : tes défaillances de santé, aussi bien physiques que mentales, ne sont pas dues à ton style de vie. C’est juste ta connerie. On dit qu’il ne faut pas généraliser et ne pas te prendre pour un con mais reconnais que c’est vraiment difficile.

Je pourrais t’expliquer pourquoi, et la raison de ma généralisation serait malheureusement d’une logique implacable : à 95 %, les gens de ta génération qui n’ont jamais fait de sport ont pour but de dénigrer ceux qui en font parce que précisément, ils n’ont jamais été foutu de se bouger le cul. Si tu étais sportif, ou si tu l’avais été, tu comprendrais sans doute ce dont je te parle. Mais, ironiquement je n’ai pas l’énergie de te lister les bienfaits de ce tu ne feras jamais.

Parce qu’il y a autre chose que j’ai compris avec cette « crise », c’est que tu t’es reproduit. Telle une bactérie, tu as colonisé les esprits avec une facilité déconcertante. J’en veux pour exemple cette mère qui, en me voyant arriver en courant, crie à son fils de 4 ans « Attention, le loup arrive, on se cache ! ». Un futur psychotique de plus ou de moins, ça ne changera pas grand-chose à cette société à la raie de laquelle je pisse allègrement.

Cher M. Mouton-Ducon, à la manière cette chère Madame lycanophobe, ta connerie est comme le Brésil en football : elle est éternelle. Car immanquablement, et ce depuis que je suis môme, c’est la même question idiote que tu me poses. Le contexte varie, mais ton regard est toujours incrédule, l’étonnement sur ton visage toujours vaguement bovin, comme si je prenais le métro à poil.

Combien de fois, toi ou tes congénères, m’avez-vous posé cette question, l'air niais ou carrément hilare : « Vous faites du sport ? ». Putain, j’étais en sueur et en short, je portais des baskets, mais ça ne suffisait manifestement pas pour qu’on y croie.

Pourquoi ne me posait-on pas le même genre de questions quand je ressortais des toilettes ou de la douche ? « Ah vous êtes allé pisser ? Je connais quelqu’un qui pisse aussi, il dit que ça lui fait du bien ». Ou « Tiens, vous vous êtes douché ? Moi je n’ai pas le courage. Je me douchais quand j’étais ado, et puis après…le manque de temps, les enfants, le boulot ». Mais au rayon des besoins naturels, le sport est apparemment plus compliqué à mettre en place que l’hygiène des aisselles ou le soulagement de la vessie.

Je devrais pourtant avoir l’habitude: c’est comme ça depuis trente-cinq ans et j’en ai quarante-sept à l’heure où j’écris ces lignes. Quarante-sept est aussi le chiffre de mon pouls au réveil, ce à quoi tu m’as répondu une fois que c’était dangereux, trop bas, que je risquais l’arrêt cardiaque. Si on lisait sur mon visage que je suis alcoolique (ce que j’ai pourtant été un temps mais qui, grâce au sport, ne se trahissait pas et dont – toujours grâce au sport – j’ai pu m’extraire) tu ne me poserais pas de questions. Boire comme un Polonais ne fait apparemment pas partie des tares. Au contraire, c'est de l’intégration sociale. On devient celui qu’on peut inviter à l’apéro sans qu’il ne casse l’ambiance avec son Coca Zéro.

Alors, selon toi, c’est quoi mon problème avec le sport ? Qu’est ce qui fait que je ne préfère pas tout simplement me bâfrer de Monster Munch devant une émission de Nagui ou les analyses de ces crétins de Michel Cymes ou Christophe Barbier ? Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? À la tonalité entre contrition et dégoût avec laquelle tu me demandes en temps normal si je fais du sport, j’ai parfois le sentiment d’avouer un délit. C'est vrai. Je devrais avoir honte de connaître aussi bien mon corps et ses limites. Mais ma meuf ne s'en plaint pas, si tu vois ce que je veux dire, alors je t'emmerde. Tu peux aller te tirer sur la nouille, si tu y arrives encore. Ton président de start-up préfère que tu sois devant YouPorn plutôt que dans une librairie.

À une époque, je travaillais à l’autre bout de la ligne de métro et il m’était venu l’idée, pour gagner du temps dans ma journée et m’éviter de perdre trente minutes de transports en communs à subir les supporters du PSG ou les Roumains accordéonistes, de rentrer chez moi en courant. J’étais caissier dans un théâtre, autant dire que dans ce genre de milieu dits culturels, on ne plaisante pas avec le respect du corps : c’est aussi mal vu que d’y ouvrir le Figaro ou de manger une salade à sa pause déjeuner, deux forfaits que je me faisais le plaisir de cumuler, juste histoire d’emmerder le monde. Mais le sport, non. Jamais. Pour ne pas avoir à subir de remarques idiotes, je ne montrais rien de ce qui constituait mon hygiène de vie physique. Je crois que cela aurait eu sur mes collègues le même effet que de leur faire visionner la vidéo de mon dernier coït, bien que ma sexualité soit plutôt bonhomme. Non, je quittais mon poste de caissier comme si de rien n’était, en tenue de ville, mais au lieu de sortir par l’accueil, je prenais la direction des sous-sol et de l’atelier décoration et je me changeais là, au milieu des panneaux en contreplaqué et des poubelles, avant de sortir par la rampe réservée aux camions. Il me fallait demeurer invisible, cacher mon identité secrète de sportif, ce transformisme avait un côté James Bond de cinquième zone et je me suis longtemps inquiété du regard que l’on porterait sur moi dès lors que je révèlerais mon vrai visage de garçon prenant soin de sa forme. Pour dépasser cette étrange gêne, je m’appliquais ainsi, à la fin de mon footing, à aller acheter en nage une bouteille d’eau au supermarché du coin, au milieu des ménagères aux yeux de merlans frits et des cadres aussi légers qu’un titre de Léo Ferré, parmi lesquels je te compte désormais.

Je ne vais pas énumérer les bienfaits du sport, ce serait trop exhaustif. J’enfoncerais juste des portes ouvertes en disant que le sport est la solution à presque tous les maux, aussi bien physiques que psychiques – la liste est aussi épaisse qu’une bible.

Ton jugement à l’égard des sportifs n’est un pas un épiphénomène hexagonal, il est observable dans un certain nombres de pays, même ceux, comme la Russie ou le Maghreb, dont les sociétés s'attachent encore au patriarcat poilu. Car si les ventrus mous du genoux regardent les sportifs avec suspicion, nombre d’ « intellos » de gauche (pardon, mais c’est ce que je remarque) assimilent les muscles au fascisme ou à la crétinerie – ce qui est le comble quand on sait qu’un cerveau mieux oxygéné améliore les capacités cognitives. J’ai eu, de la part d’une nana avec qui je sortais, l’occasion d’entendre à mon sujet que je n’avais pas le physique d’un écrivain. Comme un fait établi, mon activité imposait un laisser-aller physique et une musculature aussi discrète qu’une baisse d’impôts.

Combien de fois ai-je entendu des filles estimer l'âge de leur déclin physique autour de trente ans ? Beaucoup. Passé ce cap, elles commenceraient à moins plaire, puis plus du tout. L'option de se prendre en main n'entrait pas dans leur projet, qui était de s'affaisser lentement et de s'en plaindre amèrement. Car leur unique réaction à cette fatalité universelle était le sentiment inique qu'elles alimentaient en regard des hommes. Ils se bonifiaient avec l'âge, c'était trop injuste. La théorie de la séduction rapportée à l'œnologie, sans penser une seconde que ceux qui avaient bien vieilli s’étaient généralement levés tous les matins pour aller faire de l’exercice et manger sainement, avec la certitude qu'ils étaient autre chose que du jus de raisin fermenté.

Hier, tu m’as regardé comme si j’étais un pestiféré. Tu avais sans doute écouté la tache qui nous sert de Ministre des sports déclarer, elle, l’ancienne championne de natation, que le sport n’était « vraiment pas une priorité ».

Tu avais sans doute zappé l'article du Monde qui relatait que 83% des victimes du virus étaient en surpoids ou obèses. Tu avais sans doute oublié cette statistique : en une quinzaine d'années, en Europe, 20% en moins de force musculaire et baisse de 30% de l'endurance chez les enfants de 10 ans. Deux-cents cinquante millions d'enfants obèses dans le monde prévus en 2030 par l'OMS – mais faut-il encore croire l'OMS ? Tu veux un peu plus de statistiques, histoire de te croire sur BFM ? On va parler sarcopénie – tu auras appris un mot. Les adultes physiquement inactifs perdent 3 à 8% de leur masse musculaire par décennie après l'âge de 30 ans. Entre 20 et 80 ans, certaines personnes peuvent perdre de 40 à 50% de leur masse musculaire totale. La sarcopénie rend l'hospitalisation et l'admission à l'hôpital beaucoup plus probables. De plus, c'est un bon indice de prédiction de mortalités pour plusieurs causes – cardiovasculaires et cancer. Je résume ? Cela augmente le risque de mourrir.

En attendant, va bien te faire cuire le cul.

Hier, tu m’as regardé comme si j’allais te tuer. Mais tu sais quoi ? Tu n'étais pas loin de la vérité. Le surnom que m’ont donné mes amis, c’est "le nazi ». Je n’ai pas fait mon service militaire mais je t’en apprendrais sur l’effort physique. Des heures sans boire, avec 25 kilos sur le dos, en pleine montagne, par 35°, les pieds en sang à cause d’ampoules, j’ai fait ça plus d'une paire de fois. Je l'ai fait, mon service, mais je me le suis rendu à moi-même. Et dans ces moments, c’est moi que je tue. Je détruis une part de moi-même pour aller voir ce qu’il y a après. C’est comme ça tous les jours. À chaque fois que je fais du sport. Un cinq kilomètres de course à pied, dix jours de randonnée, 300 burpees, peu importe : on n’est plus le même après et l’incroyable réalité est que cette sensation est infinie et infiniment renouvelable. Jusqu’à ce qu’on calanche, on va toujours au-delà de ce que l’on est. C’est censé être le principe de la vie, couillon. Chaque fois que je fais du sport, c'est un majeur que je tends bien droit à la maison de retraite, au fauteuil roulant, à la trahison corporelle qui tous, un jour ou l'autre, attend de nous fumer.

Aujourd'hui, je vais ressortir de chez moi pour faire du sport. Je croiserai des personnes qui ont profité de l'infantilisation générale pour justement en sortir et (re)découvrir l'effort. L'effort, celui que l'on veut éradiquer, au même titre que le risque. L'effort, dont l'antonyme, confort est désormais accolé à "zone" pour souligner cette difficulté terrible que l'humain entretient avec ses habitudes, ses putains de croyances, comme celle qui, jusqu'à la fin des années 1970, a tenu éloignée des marathons la population féminine, par le seul fait de médecins pathologiquement misogynes.

Si je te croise, Mouton-Ducon, prends-garde à toi : j’ai l’habitude de cracher par terre quand je cours – si tu faisais du sport, tu saurais pourquoi les sportifs peuvent difficilement se passer de cette habitude. Si tu n'es pas là, ce n'est pas grave, d'autres joueront ton rôle. Les futurs Mouton-Ducon, que je vois réapparaître depuis l'annonce de déconfinement. Ils sont par grappe de quatre ou cinq, assis sur les marches de l'esplanade. Ils prennent l'air, enfin. Ils pérorent sur la situation mondiale. Sur le monde d'après. Ils s'instagramisent. Se facebookisent. Hashtag monde d'après. Hashtag liberté. Après qu'ils ont quitté les lieux, il me reste en tête leurs têtes de cons qui m'ont dévisagé faire mes séries de pompes. Et par terre, il reste leurs mégots de clopes.

Hashtag génération suivante.

Hashtag Mouton-Ducon forever.

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