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Photo du rédacteurV.G.

Soviet saudade

Dernière mise à jour : 27 juin 2019


Je préférais écouter toutes les pistes d’un album à la suite plutôt qu’une ou deux. Je préférais me faire mon idée.

Je préférais aller acheter mes disques à la FNAC Créteil, le samedi après-midi, sentir ce petit stress que représentait ma requête face au vendeur à rouflaquettes du rayon rock, un type qui écoutait The Cult et m’avait répondu un jour, d'un ton dépité, que « bien sûr qu’on a du Taxi Girl, c’est le seul bon groupe français qu’on ait jamais eu ».

Je préférais qu’on vienne sonner à ma porte. C’est un ami, Pierre, qui le dernier m’a fait cette surprise, des années après que cette habitude s’est perdue.

Des soirées, je préférais rentrer à pied, au petit matin. Les rues parallèles de ma banlieue auraient empêché quiconque de se perdre. Si d’aventure je montais dans un taxi, je ne donnais pas de note au conducteur. Je gardais ma mauvaise humeur pour moi. Internet n’existait pas. On n'avait pas encore inventé la rage d’être un anonyme.

Je préférais ne rien savoir des filles que je voulais embrasser. Le baiser disait déjà assez de choses sur elles. Je préférais confier mes rencontres au hasard. Un jour, en 2002, l’une d’entre elles m’avait même abordé dans le métro, sur la ligne 5, station Gare du Nord. Elle m’avait proposé un café. Elle était plutôt très belle, mais elle manquait de mystère à mes yeux, c’était réciproque, et ça s’est arrêté là, à ce café face à la gare, un soir de mai. On est devenus amis, ce qui est déjà bien et lui confère une sorte d’aura dès lors qu’elle raconte cette histoire, qui déjà à l’époque avait soulevé chez ses amies les moins éveillées des interrogations inquiètes. « Mais tu ne sais rien de ce type ? Tu n’as pas peur de tomber sur un dingue ? » Non, Marine S. ne savait rien de moi quand elle m’abordé gare du Nord et je sais pourtant qu’aujourd’hui, bien que nous ne nous soyons pas vus depuis un bail, je peux l’appeler si je passe en bas de chez elle. Toute mannequin qu’elle fut (et qu’elle est encore), avec tous les préjugés que ce métier comporte, elle pourrait encore en apprendre à l’espèce dite humaine. Une fille avec un désir qu’elle suit, sans se soucier du qu’en dira t-on, sans se soucier de la peur ou de l’inconnu.

Il y a encore pas mal de choses que je préférais.

La chaleur des étés, par exemple. Etait-elle déjà le signe du réchauffement climatique ? Non, c’était seulement l’été. Seulement la chaleur. Dans mon souvenir, il me semble pourtant que ces étés, cette chaleur, duraient plus longtemps. Le temps a dû accélérer sa course. Le temps a dû vouloir se dépasser lui-même. Aller au delà de ses limites.

Je préférais moins me soucier de ma tenue vestimentaire. Bien sûr, je prêtais attention aux couleurs et aux coupes mais ces questions ne portaient que sur quelques pièces, pas sur TOUTES, putain.

Dans mon équipe de foot de l’Union Sportive d’Ormesson, je préférais que mes copains se traitent de tos ou de halouf en se marrant. Il me semble que ça marchait plutôt bien, la mixité. Il me semble qu’aucun d’entre nous n’ait un jour arboré le badge en forme de main jaune que d’autres portaient comme une étoile. Je crois me souvenir que, bien que d'origines diverses, nous avions tous commencé le foot pour nous venger des Allemands et de la demi-finale de coupe du monde de 1982. Pour apaiser la mâchoire de Battiston et la colère de Platini. Oui : pour nous venger de Séville, on avait fait du sport. On n’avait pas pris des banderoles, merde. On n’avait rien revendiqué d’autre qu’une meilleure version de nous-mêmes.

Je préférais quand le sketch de Benny Hill sur les camps de concentration n’était pas « cette vidéo est bloquée dans votre pays ». Je préférais que chacun puisse avoir une opinion sans que le petit groupe de ceux que cela dérange ne décide de ce qui est de l’humour ou ne l’est pas. Inutile de chercher cette vidéo sur YouTube, elle n’y est même plus.

J’aimais acheter mais j’aimais aussi prêter et emprunter. Ces deux dernières habitudes m’ont couté quelques disques et DVD mais m’en ont rapporté une part à peu près égale. Ces CD et DVD et livres ont fait leur vie ailleurs, dans une autre platine, à l’intérieur d’un autre lecteur, sur l’étagère d’une autre bibliothèque. Quand je retombe sur le premier album de Björk, je repense moi-même à Gabrielle, à qui je n’ai jamais rendu ce disque, puisqu’on ne s’est jamais revus après la fin des cours.

Je préférais aussi quand on offrait des cadeaux sans avoir l’impression que du choix de ce cadeau dépendait notre image ou notre niveau social.

Je préférais quand Les Inrocks ne se prenait pas pour un magazine militant à messages. A Mélenchon en couverture, je préférais David Lynch, Scorsese, Wong Kar-wai ou Sofia Coppola. J'en apprenais bien davantage.


Pourquoi je parle de tout ça ? Parce qu’hier soir, j’ai regardé un film russe en noir et blanc dont j’avais lu du bien. Disons que je l’ai emprunté. Oh…ça n’avait pas le même goût. J’étais dans mon canapé, devant mon écran, j’ai cliqué sur quelques icônes et le film a commencé. Sans faire intervenir un seul de mes muscles fessiers, j’ai rattrapé une petite partie de mon retard cinématographique avec la facilité d’un athlète dopé dans un meeting d’amateurs. Si, dans les ventes affichées sur l’interface de mon fournisseur Internet, les films de merde et de super-héros (qui, en fait, se rejoignent) n’avaient pas tant de succès, la facilité de rattrapage culturel serait sans doute la seule chose positive que je retiendrais de l’époque actuelle dont on m’oblige à ne surtout pas dire de mal, à bannir toute expression qui contiendrait un message du genre « c’était mieux avant ».

Leto se déroule à Saint Petersbourg en 1981 et retrace l’histoire de pionniers du rock au pays des cocos, sous l’oeil de Brejnev et de ses sbires de la censure. Une histoire de groupes de rock comme il y en a tant eu, celle Mike et Viktor, deux musiciens qui en pincent pour une Natacha belle comme un soleil de minuit, mais aussi pour Lou Reed, Bowie ou Blondie. Le film porte en lui la sensibilité et l’inventivité des innocents, et je me carre de savoir si le réalisateur, assigné à résidence pour une affaire de détournements de fonds publics l’est, lui, innocent. Je n’ai pas le pouvoir de juger. Je ne suis pas le Politburo de la presse française. Juste un spectateur touché par la grâce des personnages, par leur désir de liberté, par leurs bouts de ficelles pour enregistrer un album correct, par leurs rêves ébréchés, leurs espoirs sans ailes et la poésie de leurs vies fantasmées dans une Russie verrouillée par des fanatiques de l’uniformité. Ce genre de fanatisme a depuis largement franchi les frontières du pays des Soviets. C’est le génie capitaliste: avoir changer la couleur du produit pour en dissimuler l’origine.


J’ai grandi en Europe de l’Ouest, ce petit promontoire de certitudes d’où, en 1989, j’ai regardé à la télévision, presque en direct, celle de l’Est s’effriter, renaître de libertés, la gorge serrée et les yeux embués à l’idée que la guerre n’aurait jamais lieu. Pendant deux heures, Leto m’a fait voir les choses de l’autre côté du mur. Il m’a fait sentir musicien rock sous Brejnev et c’est sans doute là le talent des bonnes histoires bien racontées. Kirill Serenbennikov joue avec la vérité – le fait réel – et filme une liberté d’espérer que nous avons perdu. Ses plans papillonnent avec inventivité, audace et bienveillance au-dessus d’un monde qui depuis longtemps nous a échappé. Il remet les compteurs à zéro ; à l’image de cette scène charnière dans laquelle Viktor et Mike se rencontrent pour la première fois, sur le sable d’une plage déserte, il nous fait douter de notre soi-disant souveraineté d’agir et de penser. Car comme nos anti-héros russes, peut-être n’aurions-nous dû ne jamais rêver à autre chose qu’à l’abri que constituait ce bout de nature vierge épargné par les promesses d’un monde meilleur.

Oui, en m’endormant avec les images de Leto, j’ai pensé au passé et à la confiance qu’il nous donnait sans attendre de contrepartie. J’ai pensé qu’en un rien, les Russes, en passant du communisme au capitalisme, n’avaient quitté la merde que pour mettre le pied dans une autre merde. Ils se seraient bien passés de leurs bouts de ficelle pendant soixante-dix ans, mais certainement se passeraient-ils encore mieux des chaînes en or et des combines de l’oligarchie. Pour ce qui est de leur président, je n’ai pas à leur dire quoi en penser. D’abord parce que c’est à peu de choses près le même que le nôtre et de deux parce que, de par leur histoire, il est compréhensible qu’une partie de la population – la moins éduquée, peut-être – voit en lui le Tsar rénovateur de la grandeur du pays. En revanche, ce qui est certain, c’est que, dans quelques décennies, quand nous devrons faire de nouveau avec des bouts de ficelle, nous serons tous égaux. Des Russes les plus diplômés aux occidentaux les plus ignares, je parie mon plus beau jean que nos cerveaux seront devenus si flasques que certains se demanderont de quel côté commence la corde et par quel bout la prendre pour faire un noeud.

En un mot, hier soir, j’ai beaucoup pensé. Avec ce qu’il me reste de neurones – je ne suis pas non plus journaliste chez BFM, faut pas m’en demander trop. Mais quand même : j’ai tellement réfléchi que je m’attendais, après ce film et toutes les questions qu’il soulevait en moi, à ne pas pouvoir dormir. Or, c’est le contraire qui s’est passé. Pour une fois, j’ai fait une nuit complète. Pleine. Juste avant de me coucher, j’ai regardé si une sortie DVD était prévue. Le 19 juin, un jour avant l'été, ce que Leto signifie. J’irai l’acheter dans un magasin, un vrai magasin. J’éviterai la commande par Internet. Je reverrai le film, je le disséquerai. Je me pencherai d’un peu plus près sur les courtes vies de Mike Naoumenko et Viktor Tsoi, car oui : ils ont vraiment existé. Ou du moins, ils sont essayé et c’est précisément cette partie de la question, ce verbe là, essayer, qui me travaille au quotidien. Et puis, après deux ou trois visionnages, je crois que je me ferais un plaisir de le prêter. De confier ce magnifique et mélancolique petit morceau d’histoire à qui saura apprécier le noir et blanc, le rock à bouts de ficelles, la langue russe et cette forme de liberté que nous avons perdu sans même nous en rendre compte. Toutes ces choses qu’on préférait et qu’on a remplacé par la peur, par l’anonymat des profils, par la possession, par l’auto-censure. Et ensemble, on enverra gentiment chier ceux qui nous traitent de conservateurs.




VG / 2019


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