L'histoire d'amour finit mal en général, c'est comme ça, on voudrait que ce soit propre mais c'est jamais propre. Aussi donnerons-nous un peu d'épaisseur à notre alibi et avancerons qu’elle n'a pas commencé au bon moment. Ça fera plus sérieux. Moins négligé. Le prétexte d’"asynchronicité" sera toujours un faux-fuyant d'un bon rapport justification/acceptation.
Si la musique possède un avantage sur les sentiments humains, c'est bien celui-là : on peut écouter un disque et l’aimer plus tard, il nous attendra patiemment avec un bouquet de fleurs qui ne faneront jamais. Il nous excusera, nous servira le thé ou un verre de vin, nous offrira sans réserve ses sens, se donnera sans retenue des nuits entières, parfumera nos nuits des essences d’un ailleurs que nous avons cherché en vain avant de tomber pour de bon dans ses sillons.
Ainsi en fut-il pour moi à la sortie Dialogues, le quatrième album de Motorama. Écouté d’une oreille, puis aussitôt oublié, je m’en retournai à la sidération qu’avaient soulevé en moi la beauté et l’innocence de Calendar, avec lequel j’avais ma petite habitude : m’endormir le soir sur les mots résignés de Vlad Parshin, les riffs entêtants de Maksim Polivanov sur "Two Stones", la ligne de basse d’Irena sur "To the South", la batterie fiévreuse d’Oleg Chernov sur "During the Years"… Je fermais les yeux et j’étais en Russie, dans une datcha, c’était l’été, je vivais ailleurs, j’avais quitté ma vie, pendant la demi-heure que durait l’album, le temps que le sommeil vienne m’arracher à mon destin d’insomniaque, c’était une autre existence, un autre ciel, des forêts de bouleaux à perte de vue, la nature sauvage, vierge, un train qui m’emmenait à l’est, je plongeais enfin dans l’anomie dont je rêvais, libre, enfin libre, je retrouvai l’instinct, loin de mon cirque hexagonal, de ses règles, de mon relevé de situation d’allocataire chômage mensuel, je retrouvais les battements réguliers de mon coeur, je retrouvais la soif, mes yeux, le désir de vivre et de vivre de désir. Ironiquement, s’il y a bien une chose que la science du marketing et les relents méphitiques de notre époque nous ont appris, c’est que le désir est sans fin.
Pour remettre les choses à leur juste place, il y a la musique. À l’heure où le ghosting, cette désobligeante et crasse habitude de s’extraire d’une relation en s’évaporant ou de ne plus ouvrir la porte quand on sonne en bas de l’immeuble, est monnaie courante dans les rencontres dites amoureuses, à l’heure où l’on achète sans savoir pourquoi des merdes dont nous n’avons pas besoin, la résistance vient des disques.
D'une : si vous devez aimer un disque, vous l’aimerez. Vous aurez beau comme moi vous trouver des excuses et ne pas répondre à ses appels, un jour ou l’autre, il vous tiendra éveillé du début à la fin, hors de toute sollicitation commerciale ou d’effet de mode pulsionnel.
De deux: la musique n’est pas qu’un titre acheté sur Itunes. Ce n’est pas un "super clip". Ce n’est pas un article en solde. Si elle est une marque d’appartenance, c’est d’abord à soi-même. La musique, c’est votre être. Votre rapport à elle se mesure à l’aune de l’éventail d’émotions cérébrales dont elle vous pourvoit. Votre quintessence. Ce que vous représentez, ce que vous pensez, ce dont vous rêvez. C’est un long-courrier, avec des heures de décalage horaire à l’arrivée. Un autre ciel. Si une musique ne vous coûte rien en heures de sommeil, rien en questions, rien en insomnies, rien en désordre, si elle vous rend pas épidermique, brûlant, interrogatif, muet, si elle ne remet pas en cause votre place dans le trafic, si elle ne vous fait pas traverser hors des clous, c’est comme une histoire d’amour: c’est que ce n’est pas la bonne. Ou que vous êtes avare. D'écarts envers votre quotidien (vous êtes chiant, quoi) ou de temps –autre faux-fuyant utilisé pour couper court aux (d)ébats.
La ladrerie ne sera jamais le défaut de Motorama. Le quatuor de Rostov-sur-le-Don vous sert, à chaque sortie, leur nouvel album en écoute gratuite, et libre à vous de l’acheter. C'est quelques semaines avant un vol pour Tbilisi, de façon inconsciente, presque somnambulique, que j’ai écouté Dialogues pour de bon. Plusieurs de fois de suite. À la cinquième ou sixième écoute, tout aussi machinalement, j'ai décidé de l'acheter et de ne plus y toucher jusqu'au matin du départ. J’allais à l’est, je passais par la Russie, je prenais trois heures de décalage et trois-mille-trois-cent kilomètres de distance sur ma vie : il était là, cet instant parfait pendant lequel, enfin, j’allais faire le voyage jusqu’à lui.
Quand on vole vers l’ouest, la journée dure des heures, elle n’en finit plus d’éclater de lumière, c’est une promesse qui tient, qui tient, c'est du soleil au zénith en quantité illimité, gratuit, aux frais de la princesse. Mais vers l’est, avec le soleil dans le dos, qui commence déjà à décliner après une heure de vol et fait s'empiler les ombres de nuages les unes sur les autres, c’est comme si on avait condensé la nostalgie et qu’on nous la refermait sur les doigts. On voit devant soi la nuit arriver sans appel, on voit le rideau pourpre s'avancer, finir la phrase et y mettre un point. C’est moi la nuit et c’est moi qui gagne. En un quart d’heure, elle a tout recouvert. C’est violet, c’est gris et puis c’est plus rien. À l’âme, ça fait un mal de chien.
Les yeux au hublot, au chaud dans les bras d’Aeroflot, ces heures en suspension à écouter en boucle Dialogues m’ont parues n’appartenir à aucun fuseau horaire. Elles étaient plus longues et plus larges que le monde que nous survolions.
Je n’ai pas dormi. Je ne dors jamais dans les avions, pas plus que je ne regarde de films ou lis de livres. Je regarde le paysage. Est-on à ce point blasé de survoler des terres où nous n'irons probablement jamais, a t-on une pratique si fréquente de la planète, notre quotidien nous sèvre t-il de tant d'heures d'écran que, pour une simple question de confort visuel, les compagnies aériennes nous somment d'occulter de stores en plastique la vue de pays, routes, villes, villages inconnus ? Est-il à ce point important de pouvoir regarder du mauvais vidéo-gag dans la pénombre quand Groenland, Ténéré, Sulawesi Occidental, Kalahari ou Sibérie centrale, défilent sous nos pieds ? Chez Aeroflot, de jour comme de nuit, on n'emmerde personne avec les stores. Dans le calme de la cabine à-moitié vide et la lumière grise des veilleuses du Moscou-Tbilisi, au son des mots de Vlad Parshin, j’ai regardé d’étranges paysages défiler sous mes yeux. Il était deux heures du matin. Nous survolions Voronej, Morozovsk, Stavropol, ces villes spectrales semblant inventées pour l’imaginaire, où jamais personne ne va. Leurs lumières dessinaient des halos sous la mer de nuages, lacs de clarté spumeuse sur l’anthracite opaque et infini recouvrant le plus grand pays du monde. J’avais dépassé la fatigue, mes yeux étaient ouverts et me regardaient, je voyais mon reflet posé sur le hublot, sur un ailleurs inconnu, entre deux continents, deux vies, nulle part, sur nulle frontière, sans que personne, y compris moi, ne sache si je reviendrais un jour de ce voyage à Tbilisi tant je l'avais attendu et désiré.
Ça a été le désordre. Deux semaines de confusion. Dans la répétition des lectures de Dialogues, j'ai senti jour après jour l’inertie du quotidien me quitter, la capacité de bifurcation à nouveau m’embrasser et mille vies s’offrir à mes bras. C’était maintenant la musique qui me suivait partout où je me trouvais. Elle était là depuis Roissy Charles de Gaulle, m’avait accompagné dans les interminables couloirs de Cheremetievo, m'avait repris à Tbilisi. Dans le taxi, dans le long couloir-véranda de l’appartement que j’avais loué rue Gorki, dans les acacias jaunissant de la cour de l’immeuble, dans les cris des enfant y jouant au ballon, dans les eaux sombres de la Koura, sur le Pont Sec ou le pavé des pentes de Vera, dans allées de terre rouge du parc Vake. Avec elle, j'avais traversé le désir et repris trois-mille-trois-cents kilomètres sur moi-même. L'Occident, le bel et prometteur Occident, celui dont la génération naissante grandira en pensant qu'Amazone s'écrit sans "e", cet Occident où j'avais grandi, était loin, à peine visible, et son souvenir me devenait subitement insoutenable.
Des mois plus tard, longtemps après mon retour, le chien du passé et des souvenirs peut encore à tout instant mordre mon âme. Il l’a infectée de ce voyage et de cette musique écoutée jour et nuit pendant deux semaines. Il suffit aujourd'hui que Dialogues chuchote à mes oreilles pour qu'il y souffle l'orage des sens, la fuite des perspectives. Ma boîte crânienne est recouverte de cette épaisse pellicule de nostalgie caucasienne, poissée de ces trois heures décalage avec Tbilisi. Là-bas vit encore un double de moi-même, tapi sous la surface de mes souvenirs, camouflé à la manière d’un agent dormant, attendant mon retour comme il attendrait les consignes d’une organisation secrète – ce qui se vaut. Il vit en anonyme dans un des ces immeubles en brique, un peu londoniens, de la rue Abashidze, et regarde, des balcons de fer forgé, la ville s’affairer tranquillement. Il est terriblement réel. Terriblement moi-même. La nuit est tombée ou le jour se lève. Plus loin dans le songe, la conversation que nous entamons lui et moi n'est plus un dialogue, seulement un tête-à-tête entre deux êtres que tout éloigne et tout rapproche. Des mots espacés, des silences en suspension. Sortant d'un vieil ampli Sovtek, Motorama joue en panorama. Les titres comme autant de routes sur une carte du Caucase. Ses notes veinent mon sommeil et ses images, ma nuit et le noir de ma tête. L’ailleurs me tombe dans les bras. L'agent double me sert le thé ou un verre de Tsinandali. Sans Dialogues, il comprend que le silence est mon enfer. Il me regarde le regarder dans les reflets du couloir-véranda ou les eaux sombres de la Koura. Nos yeux sont un condensé de nostalgie, trois-mille-trois-cents kilomètres de distance réduites à rien par trente minutes quarante-neuf secondes de pulsations ; en cet instant, chacun de nous sait que, à leur écoute, tels deux continents partageant la même faille, nos âmes iront toujours de pair.
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V.G. / 2019
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