Toutes les musiques sont des histoires.
Rachael n'avait pas d'adresse. Elle changeait d'état au gré des jobs qu'on lui proposait. Le marché du travail en Australie était aussi tonique que ça.
– Et puis, avait-elle ajouté en souriant de ses grands yeux d'enfant abandonnée, à moins que tu ne viennes vivre ici, ce sera difficile de se revoir, tu ne crois pas, french boy ?
Après deux semaines, c'est-à-dire le temps qui suffit à une histoire pour commencer, Rachael et moi nous nous sommes dit au revoir devant le Noosa Sun, un motel près d'un bras de mer – ou d'une rivière, je n'ai jamais su exactement.
Presque chaque matin, nous prenions le bus jusqu'à l'océan. Quand nous revenions le soir, des millions d'oiseaux invisibles gorgeaient le ciel de chants inconnus. Ils se fondaient dans le Nocturne de Wild Nothing que nous écoutions en boucle, comme à coup d'habitudes on souhaite que les jours se ressemblent. Pour oublier qu'ils passent et que les vols retour finissent toujours par décoller. Le chlore des piscines en forme de huit plein, le Pacifique bleu Pacifique, les essences d'Eucalyptus, une fin janvier au goût d'été... Qui aurait voulu quitter ça ?
Nous parlions, jusqu'à tard dans la nuit, parfois nous ressortions traîner dans les rues désertes du bout du monde, avec en tête une musique qui nous ressemblait. Le Rien Sauvage.
Toutes les musiques sont des histoires.
Nocturne est la bande-son parfaite pour ceux qui veulent une histoire à raconter plus tard. Onze titres cachés dans le clair-obscur du soir qui tombe et dont il exhale ce même parfum étrange d’électricité contrariée, de nappes synthétiques dépliées. Une dream-pop sur laquelle on aurait étalé les Polaroïds de nos meilleurs jours.
Rachael ne connaissait pas Wild Nothing. Elle avait trop voyagé pour connaître la musique mieux qu'elle-même, ce qui en soi est déjà une sacrément belle qualité. Alors pour la faire sortir de son quotidien qui n'avait rien de quotidien, j'ai raconté ce qui me semblait le plus proche de la réalité. J'ai raconté ce qui me venait.
J'ai dit que sous son alias et ses cheveux roux, Jack Tatum ressemblait au garçon un peu bizarre et solitaire assis fond de la classe, celui qui l'ouvre s'il a quelque chose à dire mais dont les mots font immanquablement mouche. J'étais lyrique. J'étais attractive. Le grand style érotico-français dans un motel de l'hémisphère sud...
– Timide mais pas trop, le Virginien habille la nuit d'un timbre adolescent, de mélodies aussi lumineuses que complexes, d'arrangements délicieusement subliminaux. Après les pulsations de Gemini, son premier album, Tatum semble avec Nocturne s'enfoncer encore davantage dans l'organique...
Rachael a allongé ses jambes sur la rambarde du petit balcon de la chambre.
– J'aime bien quand tu parles de musique...
– J'aime bien quand tu allonges tes jambes.
– Keep going, french boy.
– ...Une légèreté toute apparente, des mots au charme flou, pour ne pas dire vénéneux... Le poison distillé en ouverture avec "Shadows" ("why your hate is so addictive?") répond à l’insomniaque "Rheya" et à son ultime "I don't want to remember this life". Entre tout ça, Tatum joue l'insaisissable et s'amuse à brouiller les pistes, comme sur "Only Heather", modèle de pop-qui-y-touche-sans-en-avoir-l'air et balance des choses méchantes sur une gentille mélodie. Une belle plante qui oscille entre romance et désordre amoureux.
Oui, je parlais anglais aussi bien que ça, à l'époque...
Avec pour climax l'immense "Paradise", perle atmosphérique new-orderienne, ode à l’apesanteur en trois accords, Nocturne est le genre de LP que l'on s'envoie non-stop sans s'en apercevoir pendant un long voyage gavé d'escales, avec pour seul bagage l'addiction qu'il provoque. Certains reprocheront son manque d'aspérité, de caractère. C'est un peu vrai. Nocturne est une longue plage sans récif affleurant, et tant mieux. C'est aussi l’intérêt des diamants rares, ni purs, ni noirs : ne pas se dévoiler à la première écoute, n'importe où, n'importe quand.
En appréhender toutes les facettes vous demandera un lieu et une heure exacts, une nouvelle saison, un nouveau ciel, quelque chose qui n'existe pas encore mais qui prendra forme sous vos yeux de surcroît. En bon lapidaire, Jack Tatum sait ce qu'il fait. Gardez son Nocturne pour l'été, dans un coin de la tête. Tôt ou tard, vous l'aimerez autant qu'une pluie fine et bienfaisante un jour de canicule. Il vous fera reprendre une grande bouffée d'air pur ; dans une chambre de motel, près d'un bras de rivière ou dans ceux de votre Australienne préférée.
Wild Nothing est ce que le matin a fait de mieux depuis l'invention de la première nuit.
Et alors, avec cette Australienne, vous vous demandez... avec Rachael ? Et bien... la Grande Barrière de corail porte bien son nom et les relations à distance n'ont souvent rien de très original dans leur conclusion. Bien sûr, j'ai eu quelques nouvelles. Des messages où on se disait que ça craignait que la planète soit si grande. Qu'on retournerait bien passer du temps au Noosa Sun Motel, histoire de voir si on y était encore.
Et puis les messages se sont espacés, au fil des villes et des fuseaux horaires qu'elle traversait, jusqu'à plus rien.
Et puis j'ai fini par trouver l'Australie trop grande et trop loin.
Et puis j'ai pas mal perdu en anglais.
Je ne sais pas si Rachael va bien. Connaissant son goût pour l'été sans fin dont son pays est pourvu, j'aime à croire que oui. Je ne sais pas non plus si elle a finalement trouvé un endroit où se poser. Ce dont je suis certain, c'est qu'en écoutant Nocturne, Rachael a une histoire à raconter.
full album: ici
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V.G. / 2015
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