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Photo du rédacteurV.G.

Le garçon mal dessiné

Dernière mise à jour : 8 mars 2019


Rien que le nom qu'il se donne en dit long sur l'image qu'il a de lui-même. Ce type, de son vrai nom Damon Gough (le pseudo était malgré tout une bonne idée), était l'un des songwriters les plus doués de sa génération. On dit ça de beaucoup d'artistes, mais il suffit d'écouter ses compos : de bon goût, raffinées et jamais faciles. Sa voix est pure, ses textes sont intelligents, humbles, sensibles et le plus étonnant: concrets. Il y a assez de peu de métaphores, c'est un matériau brut, sans filtre. Il raconte quelque chose et bien que la pop se doive d'être directe, il faut reconnaître que ce n'est pas toujours gagné.

J'avais découvert Badly Drawn Boy en 2002, à la sortie de About a boy, très bonne adaptation ciné du roman de Nick Hornby. Fraîchement auréolé du prestigieux Mercury Prize, le musicien avait signé une B.O. subtile et s'était offert avec le hit "Silent Sigh" une visibilité toute méritée. Parue la même année sur son album Have you fed the fish, "You were right" (voir version studio) répond à la laconique "I was wrong" et tient de la pépite, de ce genre de chanson qui résume à elle seule la vie, l'amour, et les regrets d'avoir raté quelque chose. Quel est ce quelque chose ? Ici, on fait simple et traditionnel : c'est une fille.

Cette chanson parle d'un échec amoureux et de l'échec en général avec ce que la pop fait de mieux et la différencie en cela de la variété: se moquer d'elle même, avoir du recul, de l'authenticité. Si l'on est un tant soit peu pourvu de cette dernière, il sera difficile d'écouter les paroles sans un frisson ou deux, encore moins de couper le titre avant les dernières notes. A la mesure de l'existence – et donc de ses revers – ce classique injustement inconnu réussit la gageure de se donner complètement à nous, de nous appartenir.

Entre humour et amertume, cette histoire d'amour racontée à la première personne et qui voit la deuxième s'éloigner convoque dans ses paroles les fantômes de Jeff Buckley, John Lennon, Kurt Cobain et Franck Sinatra comme autant de symboles du temps qui passe et ne revient jamais, de ces disparitions médiatisées dont nous avons fait nos malheureux repères temporels. Le faîte de ce sommet reste bien entendu le couplet où l'interprète décrit un rêve dans lequel il est marié à la reine (on suppose, puisqu'il est Anglais, qu'il s'agit de la reine d'Angleterre, il aurait pu trouver plus frais, mais bon), que Madonna (42 ans à l'époque) est sa voisine de palier, qu'elle est folle de lui mais qu'il doit l'éconduire puisqu'il est encore amoureux de celle à qui s'adresse la chanson, laquelle est partie depuis belle lurette.

Tout dans cette chanson mène à un final tragi-comique d'une déchirante mélancolie, accentuée par ces mini-breaks un peu "music-hall de province" qui jalonnent le titre et donnent le sentiment d'entendre l'interprète reprendre son souffle ou espoir sans jamais y parvenir complètement.

L'homme se retire finalement du jeu, il a perdu, il l'avoue, à trop se poser de questions sur la vie, il en a oublié de quoi elle était faite et à quel point elle passe vite. Cette leçon apprise et mal digérée, il allège la charge en sifflotant et tente une dernière sortie, désespérée, en proposant à cette femme qui n'a jamais adhéré à son défaitisme misérabiliste ou à ses questions existentielles un billet pour la destination de son choix. Du grand art de loser. Romantisme à l'état pur pour paumé affectif. Introduction à la Bible-de-ceux-qui-se-foirent-et-en-re-demandent. Cela dit, pour leur défense, ceux-là sont nettement moins ennuyeux que la moyenne et ils ont au moins pour eux de voir la vie sous leur propre filtre.

Mais une autre infortune se niche dans "You were right" et sous l'éternel bonnet de laine de celui qui la chante. Plus touchant encore que cette chanson et son texte en forme de désillusion, c'est de voir ce que son interprète est devenu. Ou plutôt ce qu'il n'est pas devenu, c'est-à-dire un grand de la pop. Je l'aurais bien vu composer un jour le générique d'un James Bond ou produire le dernier Everything But The Girl. Il faudra peut-être attendre un peu. Car avant des insultes au public lors d'un concert de charité et un album trop intimiste pour attirer l'oreille, le boy n'était déjà pas au mieux. La différence entre la version piano (voir à la fin) pour un late show américain de 2002 et sa prestation à la guitare chez KEXP cinq ans plus tard est criante, lourde de sens. En cinq ans, le garçon est passé de la promesse à la déception et il a tout simplement l'air au bout du rouleau. Bouffi, maladroit, incapable de lever les yeux vers un public qui semble impatient d'en finir avec la torture que le chanteur s'inflige tout seul, on voit bien, sans connaître sa vie, qu'il manque du combustible à sa flamme. Ses variations mélodiques sont douteuses, il a du mal à siffler, et si on était méchant, on l'accuserait d'avoir abusé de quelque substance hypnotique. Nul besoin de lui lancer la pierre ou de lui faire la morale : moi, il me donne juste envie de le consoler en lui disant qu'à moins d'une intervention divine, Sting, Bono ou Chris Martin n'écriront jamais leur "You were right".


Dans l'histoire de ce garçon se cachent beaucoup de destins de musiciens, inconnus ou non. Ceux qui n'ont pas voulu signer avec une major et s'en mordent les doigts (ou le contraire), ceux bons en studio mais qui ne décollaient pas une fois sur scène, ceux qui se sont trop camés ou trop persuadés de leur talent pour travailler, ceux qui ont choisi le mauvais producteur, ceux qui y étaient presque, bref tout ceux qui se sont pris dans les dents ce que la sphère artistique ou l'égo humain comportent de risques, de pourri, de mal foutu, de mal appris ou d'incompréhensible. De ceux-là, l'histoire ne retiendra qu'un hit ou deux, un article du Guardian archivé au fin fond d'internet et quelques vidéos sur YouTube.

Bien sûr, il y a aussi un peu de nous et de nos histoires d'amour ratées dans "You Were right". En disant nous, je suis peut-être un peu inclusif. Disons plutôt que cette chanson parle à ceux qui se sont loupés plus d'une paire de fois dans leur relation. Cette chanson est la photo-souvenir de ceux qui ont failli devenir grands un jour et qui, lorsqu'ils la retrouvent des années plus tard entre les pages d'un livre, se disent qu'ils auraient pu faire mieux ; y ajouter en arrière-plan d'autres horizons, un paysage qui ressemblerait à une vraie tournée, mondiale ou pas. Devant ce décor qui ne demandait qu'à s'agrandir mais en restera au cliché du soleil couchant, devant ce petit hit que l'existence leur a offerts, ce qu'ils avoueront en eux-mêmes ressemblera étrangement à ce qu'ils penseront de "You were right" et de son interprète : qu'à bien y regarder, ils y étaient presque et que c'est dommage. Et qu'à trop se poser de question sur la vie, ils en ont oublié de quoi elle était faite et à quel point elle passe vite. Ce sera malheureusement le seul instant, où, dans l'histoire, ils auront raison.






V.G. / 2018

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