C’était l’été. Le dernier. J’étais Français, donc champion du monde, en terrasse, dans une rue calme du treizième arrondissement, avec un ami lettré – euphémisme mais le gonz en question l’est particulièrement, d’où cet adjectif. Beau dimanche, je revenais de mon footing, lui d’un tour du Ladakh à vélo, et après avoir discuté pendant vingt bonnes minutes du but de Pavard, notre conversation amorça une déviation sur l’aile et passa en profondeur à la littérature. Je crois que nous frôlions les cimes de cet état que depuis vingt ans d’amitié nous recherchons respectivement à apprivoiser : la décontraction du gland. Fin de l’introduction.
Six mois plus tard, veille de Noël. La nuit tombe, je suis au coin du feu, une tasse de thé à portée de main, moins décontrac’ qu’il y a six mois, mais je me trouve néanmoins une posture d’Anglais membre d’un club plus ou moins fermé. Il y a du vrai : je fais désormais partie de ceux qui ont lu Le Quatuor d’Alexandrie. L’ami des cimes m’avait prévenu avant l’intronisation: ce ne serait pas tous les jours facile, il faudra accepter de se perdre, de ne pas tout comprendre du premier coup, mais le jeu en vaut la chandelle, et un tel blason ne se refuse pas.
Le livre est refermé, je suis encore en apesanteur, les dernières pages résonnent en moi et ce que je pressentais en lisant les mille précédentes se confirme : ce livre se devra d’être toujours à portée de ma main et je ne pourrai plus m’éloigner de sa beauté. L’ami précédemment évoqué ne m’avait pas menti: une fois la lecture terminée, il reviendra désormais à mon esprit d’exiger sa dose de magnificence, de réclamer ce que l’humanité a produit de plus beau, de plus intelligent, de plus brillant, et ce besoin s’appliquera autant aux livres qu’à la vie. On ne peut plus, après une telle expérience de lecture, souffrir la laideur ou la bêtise. J’ai face à moi un vaste chantier mais il est – grâce soit rendue à cet ami et à ses conseils – moins effrayant qu’avant.
Quelques jours auparavant, dans le train, une femme d’une quarantaine d’années, un enfant dans les bras, s’était assise en face de moi. Elle avait remarqué le livre posé sur ma tablette et s’était empressée de me confier combien le Quatuor l’avait marquée ; pour elle, ce livre serait toujours associé à des mois de solitude, à Arles, il y a dix ans. Elle était grande et brune, la peau mate, la voix assurée, elle me fit aussitôt penser à Justine, personnage-clé du livre, équivoque, douce et dure à la fois.
– Je me souviendrai toujours de cet hiver-là grâce à ce livre, avait conclu ma voyageuse d’un air pensif.
L’affinité entre une saison entière et ce livre m'a subitement paru évidente. Je pensai qu’elle et moi l’avions sans doute lu avec les mêmes sentiments, bercés par le rythme d’une écriture dont peu d'auteurs peuvent se targuer et remerciant de toute notre déférence Lawrence Durell d’avoir ainsi fait son nid dans notre âme, d’avoir soufflé la beauté dans notre esprit, de nous avoir obligé à prendre notre temps, celui d’une saison, pour le lire. Pour moi, c’était l’automne.
La discussion s’est arrêtée là mais je suis quasiment certain qu’à un instant ou un autre de la lecture, nous nous étions posés la même question : comment un cerveau humain a t-il pu, en moins d’une année, accoucher d’une telle oeuvre ? Dire de ces quatre romans (Justine, Balthazar, Mountolive et Cléa) relatant (pour schématiser) chacun de leur point de vue la même histoire qu’ils sont touchés par la grâce ne serait pas une expression assez forte ; d’autant que l’on éprouve une fois le livre lu le même sentiment qu’un navigateur solitaire de retour de son tour du globe : une sorte d’apaisement hébété, teinté de l’inquiétude de revenir à terre, de ne pas savoir décrire avec des mots ce que l'on a vu de l’horizon, lu dans les astres, ressenti des roulis, imaginé de l’univers pendant mille heures de mer ; ne pas savoir expliquer par quel miracle d’intelligence l’érudition de Durrell ne nous éloigne jamais de la trame narrative, de ses personnages, Anglais, Egyptiens, musulmans, coptes, diplomates, écrivains, poètes, banquiers, barbiers, peintres, ou de cette ville…cette ville, bon dieu…Alexandrie…l’Alexandrie des années quarante, vibrante, vivante, croyante, occulte, alcoolisée, noyée de secrets, de silences, de bruits d’orage, d’échos de guerres, de cadavres sous la mer, de minarets tremblant sous la réfraction d’un soleil écrasant, préservée malgré des morceaux de bravoure de descriptions pittoresques de tout orientalisme…comment Durrell fait-il cela ? En écrivant son chef d’oeuvre, retiré à Corfou, puis à Sommières, de quel mont Olympe s’est-il penché pour détailler tant de ces parfums rares, de ces soies usées, chambres d’hôtels, ruelles poussiéreuses, routes frayant à travers les dunes, marécages aux eaux noires, regards dérobés, amours que la mémoire a bu, monde entier, ce monde qu’il avait emporté de ses années passées en Egypte ?
"Une fois de plus, comme toujours lorsque le drame des événements extérieurs altérait le dessin émotionnel des choses, je commençais à voir la ville avec de nouveaux yeux, à examiner les formes et les contours issus de la main de l’homme avec les détachements d’un entomologiste étudiant une espèce d’insectes encore inconnue. Quelle était donc cette race, dont chaque membre était absorbé par la solution de problèmes individuels, par ses amours, ses haines, ses peurs? "
La ville que peint Durrell n’existe plus. Il y rôde peut-être encore quelques fantômes de Nessim, de Darley, de Justine ou de Cléa et il serait tentant de partir à leur recherche. Mais nous n’y rencontrerions que désarroi. Le salafisme y a remplacé le cosmopolitisme, le voile intégral les robes des élégantes et le cairote Naguib Mahfouz est toujours, à l’heure où j’écris ces lignes, le seul prix Nobel de littérature du monde arabe. C’est là tout l’intérêt de ce roman qui, sans rien nous demander d’autre que de l’attention, panse nos âmes contemporaines. Il dresse une frontière entre notre idée de la beauté et le monde d’ici-bas, où le crétinisme galopant de notre époque laide et bête bave chaque jour son prêt-à-penser et livre en 24h ses paquets d’illusions toujours plus grossières et inutiles. Les jeux sont faits. L'expression n'aura jamais pris un sens aussi peu imagé qu'aujourd'hui.
Lawrence Durrell, lui non plus, n’existera plus. Il est possible que l’humanité, en dépit d’une perte moyenne de 4 points de QI en 20 ans, soit témoin d’un nouveau Proust, d’un deuxième Bret Easton Ellis ou d’un autre Dostoïevski. Mais d’égal de Durrell, j'en doute. Sa rhapsodie en apesanteur est unique, elle résonnera en moi à l’infini et il était logique que ce Quatuor prenne place au milieu de mes souvenirs musicaux.
De cette année me resteront donc deux chefs-d’oeuvres de pureté. L’un est une frappe de demi-volée contre l’Argentine à la 57ème minute, l’autre une ville-roman éternelle. Maigre butin, cependant…Il faudra prévoir un peu plus pour l’année prochaine. Lire le tome 5 de Knausgaard. Ecrire et finir un de mes petits romans. Revoir Budapest et la lente mélodie des brumes sur le Danube. Sentir à nouveau le parfum de la Méditerranée et de ses immortelles. L’ascension du Ventoux à vélo, avec cet ami, en juillet. Frôler les cimes, jambes brûlantes, tempes battantes et front perlé de sueur. Sensations du corps existant. Heures fraîches et air pur. Nous n’aurons pas le souffle assez long pour parler de Lawrence Durrell et du Quatuor. Ni sur la selle ni même au sommet. Mais, à un instant ou un autre, entre une vue sur la Provence et un ciel bleu Klein, la morsure du soleil et la soif, entre les paysages lunaires et la lumière blanche, dans un éclair de beauté et d’existence, dans un de ces moments à rester vivant, ils traverseront certainement nos pensées.
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V.G. / 2018
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